CHAPITRE XX
Au dernier moment ils avaient dû courir après Gdami qui ne voulait pas embarquer dans la locomotive, et préférait vivre dans l’île artificielle de Concrete Station. Ce fut Lien Rag qui le débusqua dans un trou parmi les bébés des éléphants de mer. Il se cachait dans une énorme flaque d’excréments et il dut aller le tremper dans l’eau tempérée de la mer intérieure avant de le ramener glapissant à Farnelle.
— Nous retournons à Cargo Princess, lui dit-elle. Tu te plaisais bien là-bas.
— Gdano était en vie. Maintenant je serai seul et tu vas fermer le trou dans la coque. On ne pourra plus s’amuser avec les requins.
La locomotive roulait déjà quand il y eut un éclair dans le ciel. Et puis la Voie Oblique apparut.
— Une navette, dit Gus la voix rauque d’émotion. Comme j’aimerais embarquer pour là-haut.
— Tu n’y survivrais pas une heure. Le S.A.S. a dû se disloquer complètement et finira par tomber en morceaux sur la Terre. Bientôt on en signalera un peu partout.
Mais Gus resta devant l’écran pour voir décoller la navette qui accéléra très vite et disparut en quelques secondes :
— Ça fonctionne encore.
— Dans un seul sens, fit remarquer Lien Rag. Tu n’en as pas vu une qui revenait de là-haut. Je te répète que nous avons eu beaucoup de chance avant la fin de ce trafic.
Mais visiblement Gus n’était pas convaincu et il préféra le laisser à ses rêves pleins de regrets. Il comprenait que son cousin, après des années d’efforts pour retrouver Concrete Station, ne s’intéressait plus au quotidien, regrettait même les grands moments de cette quête qui l’avait conduit de Transeuropéenne jusque dans la Dépression Indienne puis à Concrete Station. De là il s’était envolé pour S.A.S., et d’un seul coup c’était fini. Plus d’idéal, plus de force secrète qui vous pousse à vous dépasser malgré votre handicap physique. Sur terre il ne serait qu’un infirme, pire, un marginal, une bouche en trop, avec les temps difficiles qui s’annonçaient.
Dans son fauteuil de commandement, Kurts ressemblait à un roi restauré dans toutes ses prérogatives. Lui par contre appréciait son retour à ses amours d’origine et se sentait armé pour faire front à l’avenir.
— Tu réalises qu’un jour il n’y aura plus de glaces, et même plus de rails. Avant qu’on puisse rétablir des réseaux sur le sol détrempé, combien d’années, de générations seront-elles nécessaires ? Avec les glaces c’était différent ; même si leur épaisseur augmentait de quelques centimètres chaque année, on s’adaptait rapidement.
— Tu veux me décourager ?
— Non, mais seulement te mettre en garde.
— Souhaites-tu que je transforme ma fidèle machine en bateau ? Elle ne l’accepterait pas. Tu vas m’accompagner en Panaméricaine où tu retrouveras Yeuse…
— Mais ces deux femmes… Oublies-tu que sans Ann Suba nous ne serions pas là ? C’est elle qui a rétabli la Voie Oblique…
— Nous leur donnerons le matériel et une chaloupe pour rejoindre ce cargo pourri. Je ne suis pas un ingrat mais je veux encore connaître quelques ivresses à l’ouest…
— Des pillages ?
— Pourquoi pas ? Reste avec moi, tu ne le regretteras pas. Et si Gus veut aussi nous accompagner, tant mieux. C’est un excellent compagnon et un bon technicien, je suis sûr que la locomotive l’adoptera…
— Iras-tu en Transeuropéenne ?
— Peut-être, fit Kurts qui soudain lui demanda pourquoi il lui posait cette question.
— À cause de Floa Sadon.
— Tu crois que je pense toujours à elle ?
— Tu n’as jamais cessé.
Kurts se fâcha :
— J’ai aimé Bal de toutes mes forces.
— Tu as aimé un rêve, un fantasme, mais pas réellement une femme. Floa Sadon et toi êtes comme deux ennemis prêts à vous entre-déchirer, mais également prêts à toutes les folies érotiques. Ça ne date pas d’hier mais du jour où tu l’as enlevée et pratiquement violée.
— Non, je l’ai donnée à mon équipage.
— Parce qu’elle t’obsédait et pour détruire son image, mais en fait tu l’aimais déjà… Et elle aussi. La preuve, elle ne souhaitait pas être libérée contre une rançon quand j’ai apporté celle-ci.
Kurts fixait l’interminable pont artificiel qui reliait l’île de Concrete Station à la banquise à travers cette mer intérieure inconnue.
— Monotone, non, mais on ne sait ce qui nous attend au bout. Cette lueur violette à l’est me paraît plus proche qu’hier, comme si le Soleil gagnait peu à peu vers ici.
— Tu iras la rejoindre ?
— Si la banquise atlantique tient le coup, peut-être bien…
Lien Rag regarda alors la lueur violette en question et éprouva une terreur sourde. Un nuage mortel semblait rouler là-bas au-dessus des glaces et semer la mort sur son passage.
— Tu sais que pour rejoindre ce cargo elles prendront d’énormes risques, fit Lien Rag. Il se trouve dans une zone menacée… Auront-elles seulement le temps de le rafistoler avant la disparition de la banquise ?
— De toute façon, répliqua Kurts sèchement, la locomotive ne peut rouler sur cette voie unique qui relie le réseau à Cargo Princess. Tu as entendu Farnelle ? Elle-même ne s’y est pas risquée.
— Je les accompagnerai peut-être pour les aider avant de rejoindre la Panaméricaine.
— Et t’envoyer la petite physicienne au passage ? Elle n’est pas mal et tu regardes souvent son cul, ne nie pas je t’ai surpris.
— Elle ne pense qu’à mon deuxième fils, celui de la grosse femme de la Bones Company.
— Tu y crois, à cette fable ? Moi, à ta place, je me méfierais et je n’accepterais pas qu’on me colle cette paternité sur le dos.
— Les gens qui y croient sont dignes de confiance. Jdrien pour commencer, et aussi Yeuse, le Kid… La mère de Liensun était une véritable obsédée de maternités et j’étais assez célèbre à l’époque pour attirer son attention. T’ai-je raconté comment cela s’était passé ?
Il lui en fit un bref récit.
— Cette Jael qui serait maintenant avec Jdrien ! s’exclama Kurts.
— Exactement. Elle a sauvé Liensun enfant, s’est sacrifiée pour lui jusqu’à ce qu’ils soient tous deux recueillis par Julius et Ma Ker, et Greog et Ann Suba. Cette dernière m’assure que Jael lui a affirmé que Liensun était bien mon fils. La mère, la grosse Sunny, n’aimait les hommes que comme géniteurs, pas pour la bagatelle.
Pendant une heure ils roulèrent en silence. Toujours ce pont interminable, certainement construit par les Ophiuchusiens pour mettre en pratique leur fameux plan découlant de l’Abominable Postulat.
— Je vous accompagnerai jusqu’à l’embranchement de cette petite ligne privée, dit Kurts ; c’est tout ce que je pourrai faire mais tu devrais choisir de venir avec moi.